Conseil d’état, 27 juill. 2001, n° 222509 Titran : Rec. CE, p. 411 ; AJDA 2001, p. 1046 et Conseil d’état, 5 mars 2003, n° 241325 Titran II : Rec. CE, p. 113 ; AJDA 2003, p. 1008
Conscient de la profondeur des bouleversements sociaux, économiques, politiques induits par la transformation numérique de nos sociétés humaines, j’observe ce phénomène depuis plus de trente ans avec autant de curiosité que de vigilance.
L’impact de la transformation numérique sur nos sociétés est comparable aux effets combinés de l’imprimerie et de la machine à vapeur.
Des pans entiers d’activités ont disparu, encore plus ont été créés, tous ne sont certainement pas indispensables à l’humanité, mais beaucoup sont extrêmement utiles.
Au niveau interpersonnel, c’est aussi pour chacun d’entre nous un effort d’appropriation dans de bonnes conditions de sécurité, de conduite individuelle et sociale, de responsabilité personnelles et collectives nouvelles.
S’approprier cet univers et les outils techniques et juridiques qui lui sont propres nécessite une certaine maturation de l’expérience et une bonne capacité à visualiser les espaces virtuels par référence aux espaces réels.
On n’insulte pas les gens dans la rue, on ne fouille pas leurs poches à leur insu à la recherche d’informations intimes, on n’échange pas en proclamant ses vérités personnelles sans écouter l’autre etc…
Cela parait évident mais on voit bien aussi l’effort collectif qui reste à faire, et que précisément le numérique nous donne bien à voir.
On ne laisse pas ses moyens de paiement sans surveillance devant sa porte, on ne stationne pas sa voiture en laissant le moteur tourner, on ne se déshabille pas dans la rue, on n’écrit pas à des clients des informations confidentielles sur des cartes postales, on ne laisse pas son local professionnel ouvert aux quatre vents jour et nuit et sans surveillance …
Pourtant, ces situations transcrites numériquement surviennent trop souvent chez des personnes qui ne trouvent pas le temps de s’occuper de ce que l’on peut désormais appeler leur hygiène numérique.
C’est donc une indispensable prise de conscience et un investissement personnel minimal inévitable.
Il est aussi essentiel de garder à l’esprit que le rapport humain ne se réduit pas à un flux d’échanges fonctionnels d’informations mais que les interactions possibles, voire nécessaires entre humains sont nombreuses, diversifiées, complexes et riches ; certaines sont visibles, d’autres non, mais beaucoup sont essentielles, se vivent en présentiel, doivent être préservées et peuvent être enrichies.
Cette culture numérique sur laquelle je m’appuie pour le fonctionnement de mon cabinet est aussi une source d’inspiration pour mieux conseiller mes clients, mais aussi mes confrères au travers de mes investissement au service de ma profession.
A mon arrivée au barreau, j’ai très vite pris conscience des atteintes qui pouvaient être portées aux principes essentiels du procès par les développements informatiques.
Je me suis emparé de la première cause qui s’est présentée à moi à l’occasion de mon exercice, la violation de la présomption d’innocence par l’exploitation détournée de fichiers mis en œuvre au sein des tribunaux.
Mes actions, engagées en mon nom personnel et en ma qualité d’avocat m’ont mené à deux reprises devant le Conseil d’état qui a rendu deux décisions favorables que les commentateurs nomment respectivement, Titran et Titran II.
Pour un avocat, obtenir une décision favorable du Conseil d’état qui porte son nom et fait jurisprudence, c’est un peu comme gagner une médaille.
Mais en obtenir deux, pour la défense de la présomption d’innocence en dénonçant un usage dévoyé de certains fichiers informatiques, c’est une grande fierté.
La France a été l’un des premiers pays d’Europe à se doter d’une loi (78-17 du 6 janvier 1978) dite informatique et libertés.
A l’époque, de nombreux citoyens s’étaient insurgés contre un projet gouvernemental d’interconnexion de plusieurs fichiers informatiques mis en œuvre par différents ministères (affaires sociales, administration fiscale et santé) et dénommé SAFARI (pour système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus).
« SAFARI où la chasse au français », ce célèbre article du journal le Monde avait contribué à éveiller les consciences et inspiré de nombreuses contestations, imposant à l’état de renoncer à son projet et à envisager d’abord des mécanismes de protection des droits et libertés des citoyens.
C’est ainsi qu’est née la commission nationale informatique et libertés (CNIL), et qu’a été adoptée la loi informatique, fichiers et libertés du 6 janvier 1978.
Mais proclamer des principes ne suffit pas à changer des cultures.
Le développement des premiers fichiers judiciaires d’envergure, et notamment le premier système de traitement automatisé des procédures pénales mis en œuvre par un arrêté du 18 juin 1986 illustre bien cette distorsion.
Ce système, à l’époque mis en œuvre par le greffe correctionnel et le parquet dans chaque tribunal de grande instance recensait non seulement les informations nominatives contenues dans le casier judiciaire, c’est-à-dire les déclarations définitives de culpabilité, mais aussi de simples mises en cause nominatives recensées par les services de police et de gendarmerie.
Concrètement, une personne était mise en cause dans ce fichier dès que son nom était livré aux services d’enquête par un témoin, une victime, un inconnu…et les informations étaient conservées, que l’affaire donne lieu ou non à poursuites et à jugement.
Si la personne était poursuivie mais relaxée, l’effacement de ces données n’était même pas garanti, ce qui donnait la mesure de l’atteinte qui en résultait à la présomption d’innocence.
Elaboré dans un objectif de pure gestion, ce fichier était dans les faits allègrement exploité pour soumettre aux tribunaux des antécédents de simples mises en cause.
Ainsi, un prévenu dont le casier judiciaire était vierge pouvait avoir une fiche nominative le concernant faisant état de mises en cause antérieures, ce qui impactait le regard du procureur chargé d’engager les poursuites et du tribunal chargé de juger la personne, au détriment de la présomption d’innocence.
C’est comme si la rumeur suffisait à constituer un véritable antécédent judiciaire.
Cette situation était d’autant plus étonnante qu’à l’époque déjà, l’usage d’un ficher informatique détourné de sa finalité était susceptible de poursuites…pénales.
En audience, les avocats dénonçaient régulièrement cette atteinte à la présomption d’innocence, mais ne faisaient pas le lien avec la loi informatique et libertés.
J’étais tout jeune avocat lorsque j’ai reformulé la problématique de la légalité de l’usage de ce fichier devant les tribunaux sous l’angle des principes régissant les fichiers informatiques.
Bizarrement, les tribunaux correctionnels n’entendaient pas mes arguments, ce qui m’a poussé à créer une voie de recours contre l’arrêté ministériel qui en constituait le support.
Mais cet arrêté était publié depuis plus de 10 ans lorsque j’ai prêté serment ; à mon arrivée au barreau, il ne pouvait donc plus en théorie être contesté.
C’est l’un des aspects créatifs de la profession d’avocat : trouver des voies de recours, imaginer des actions en justice qu’aucun texte ne prévoit, mais que les principes essentiels qui sous tendent nos systèmes juridiques permettent de construire.
Par une première décision en date du 27 juillet 2001, le Conseil d’état jugeait que l’arrêté du 18 juin 1986 devait être annulé, et enjoignait le ministère de la justice à revoir sa copie.
Au passage, cette affaire donnait l’occasion au Conseil d’état d’étendre à un arrêté ministériel sa nouvelle création jurisprudentielle contraignante à l’encontre du gouvernement, l’injonction de s’améliorer.
Un nouvel arrêté était adopté qui ne répondait toujours pas aux exigences de nos principes, d’où un second recours, et une seconde décision favorable.
Ces deux décisions Titran et Titran II du conseil d’état ont marqué le début de mon engagement au service de ma profession sur les chantiers de la transformation numérique de la justice.