La communication électronique procédurale, une occasion inédite de structuration d’un dialogue pérenne entre avocats, magistrats et greffiers
Comme le rappelle la cour des comptes dans une communication du mois de mai 2021[1], la priorité d’accès aux tribunaux donnée au justiciable n’est pas suffisante pour remplir l’objectif d’une justice simplifiée, lisible, accessible et efficace défini par le plan de transformation numérique (PTN) en 2017.
Contrairement à d’autres services publics en effet, la justice, civile en particulier, est le plus souvent intermédiée ; dans la plupart des cas, elle est saisie par les avocats, et non directement par le justiciable.
La concertation entre les avocats, les magistrats et les greffiers au sein de chaque juridiction est donc centrale au déploiement de la communication électronique procédurale en particulier et à la transformation numérique de la justice en général.
La crise sanitaire, qui a révélé au grand jour le retard considérable pris par le ministère de la justice dans sa transformation numérique, à la fois par rapport aux autres ministères, mais aussi par rapport à ses homologues européens[2], a également fait ressortir la nécessité de revoir certaines priorités du PTN pour remettre les besoins métiers au cœur des développements logiciels et des investissements.
En outre, et dans l’esprit de l’axe 2 du PTN, la gouvernance de la transformation numérique doit associer le plus largement possible les communautés d’utilisateurs, internes comme externes au ministère de la justice[3], soit concrètement les praticiens judiciaires, magistrats, avocats et greffiers, au sein même des juridictions.
Or il se trouve que depuis les premières expérimentations débutées en 2006 dans les juridictions pilote, le déploiement de la communication électronique procédurale s’est naturellement structuré dans la concertation entre les différents métiers.
Cette concertation est aussi une opportunité pour créer des espaces d’échanges structurés entre avocats, magistrats et greffiers dans les juridictions, dont beaucoup s’accordent à penser qu’ils pourraient améliorer la relation entre les praticiens[4].
Sur le terrain en effet, ces échanges récurrents sont autant d’occasions procurées aux praticiens (magistrats, avocats et greffiers) de mieux comprendre leurs contraintes réciproques, tout en se rappelant leurs rôles respectifs dans le fonctionnement de la justice, le tout favorisant précisément une reconnaissance mutuelle indispensable à la revalorisation de leur relation.
1. La concertation au cœur du déploiement de la communication électronique procédurale.
Par nature, le processus judiciaire nécessite un échange constant entre ses intervenants et la juridiction.
Dématérialiser ce processus suppose donc une concertation permanente, d’abord sur l’interopérabilité des moyens techniques et informatiques mis en œuvre depuis le niveau national, puis par déclinaison sur le terrain dans chaque juridiction, pour assurer l’effectivité de la communication électronique entre les intervenants.
Ceci explique le recours aux conventions nationales entre le CNB et le ministère de la justice, la première ayant été régularisée le 4 mai 2005 et régulièrement mise à jour depuis, et par référence à celles-ci, aux conventions locales susceptibles de prendre la forme de guides de bonnes pratiques.
Cette logique a d’ailleurs été intégrée en 2016[5] à l’article 21-1 de la loi n°71-1131 du 31 décembre 1971 qui confère au CNB la responsabilité de déterminer, en concertation avec le ministère de la justice, les modalités et conditions de mise en œuvre du réseau indépendant à usage privé des avocats aux fins d’interconnexion avec le » réseau privé virtuel justice « .
Au dernier état de cette concertation, ont été adoptées deux conventions nationales le 5 février 2021[6], l’une afférente aux procédures civiles, et l’autre ayant trait aux procédures pénales.
La première de ces conventions rappelle l’obligation juridique de concertation entre les juridictions et les ordres des avocats du ressort d’une même cour d’appel, sur les modalités organisationnelles de la communication électronique en matière civile.
Dans la mesure où ces modalités seront régulièrement impactées au cours des prochaines années par le déploiement progressif de Portalis et notamment son portail des auxiliaires de justice, la récurrence de la concertation sur le terrain s’imposera ; elle devrait aussi être favorisée plus en amont, et mieux intégrée dans les instances de pilotage du PTN, dans une logique de gouvernance plus efficace.
Par ailleurs, sous couvert d’aborder des questions purement fonctionnelles ou organisationnelles, ces rencontres récurrentes procurent aux praticiens des occasions de dialogue et d’échanges constructifs améliorant une indispensable reconnaissance mutuelle.
Cette singularité devrait être mieux exploitée dans le processus d’accompagnement au changement, ne serait-ce que pour inverser l’image négative du numérique, considéré comme un facteur de déshumanisation de la relation entre les praticiens, alors qu’il pourrait être abordé au contraire comme un outil de revalorisation de ce lien.
2. Le sujet processuel au cœur de cette concertation.
L’expérience de ce dialogue récurrent révèle en effet que sous couvert d’un objet purement technique, les parties abordent nécessairement les règles fondamentales du procès et s’assurent du strict respect des règles de procédure.
Elles contribuent en réalité à améliorer singulièrement leur conscience du rôle de chacun dans le processus judiciaire.
2.1. Nécessaire respect des règles de procédure
La Cour de cassation a eu à plusieurs reprises l’occasion de rappeler, parfois sévèrement, que les conventions de procédure et autres guides pratiques convenus entre juridictions et barreaux n’avaient pas vocation à amender, retrancher ou compléter le droit positif de la procédure.
Si ce rappel parait procéder de l’évidence, il révèle aussi la complexité de l’exercice sur le terrain, et en creux, sa richesse potentielle comme facteur de rapprochement durable entre les praticiens.
Les parties sont en effet régulièrement confrontées aux contingences purement matérielles qui ont trait au manque récurrent de moyens, notamment en personnels au niveau du greffe, ou encore aux limites techniques parfois très frustrantes des logiciels en production dans les juridictions.
A titre d’illustration, on peut citer l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 26 septembre 2019[7], qui casse sans renvoi un arrêt de la cour d’appel de Douai qui avait admis la recevabilité d’un recours nullité régularisé sous forme papier à l’encontre d’une sentence arbitrale rendue en dernier ressort.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation n’a pas reconnu l’impossibilité pour le recourant de réaliser son acte sous forme électronique.
La cour d’appel dont l’arrêt lui était soumis avait admis la recevabilité du recours qui n’avait pas été effectué sous la forme électronique, à partir d’une analyse du périmètre des arrêtés techniques de mise en œuvre de la communication électronique qui ne visaient pas ce recours particulier, non plus que la convention de procédure locale.
La Cour de cassation a cassé sans renvoi cet arrêt en rappelant que les conventions passées entre une cour d’appel et les barreaux de son ressort, aux fins de préciser les modalités de mise en œuvre de la transmission des actes de procédure par voie électronique, ne peuvent déroger aux dispositions du code de procédure civile, en l’occurrence les articles 930-1 et 1495 du code de procédure civile.
En l’espèce, ce n’était pas tant la convention elle-même que la Cour de cassation critiquait, mais plutôt la mobilisation de celle-ci par le recourant qui entendait justifier son choix de ne pas utiliser la voie électronique par l’examen du périmètre de la communication électronique obligatoire.
Mais les auteurs de la convention de procédure en question n’avaient pas décrit les modalités du recours en annulation d’une sentence arbitrale au titre des actes qui devaient être réalisés électroniquement, tout simplement parce qu’ils en avaient constaté l’impossibilité technique.
Or la qualification juridique de cette impossibilité qui était susceptible de constituer une cause étrangère à celui qui accomplit l’acte relevait exclusivement de l’appréciation souveraine des juridictions.
Il était donc normal que le sujet ne fût pas traité dans la convention locale.
Manifestement, cette impossibilité technique a été sous-évaluée, et la procédure se poursuit désormais devant la Cour européenne des droits de l’Homme[8].
Ceci illustre également un autre changement induit par la transformation numérique dont la mise en œuvre, loin de se réduire à une dimension purement fonctionnelle et organisationnelle, appelle en réalité une réflexion mieux partagée entre les praticiens, non plus seulement au sein d’une même juridiction, mais aussi entre juridictions de différents degrés.
2.2. Un exercice de rencontre obligatoire
Il apparait très vite aux praticiens qui se rencontrent sur le terrain pour négocier ces conventions locales de procédure et autres guides pratiques, que l’exercice leur impose de reconnaitre en permanence le rôle, les besoins et les contraintes de l’autre.
D’un côté, les juridictions représentées par les magistrats et greffiers peuvent avoir une tendance légitime à vouloir simplifier la tâche intrinsèquement fastidieuse des manipulations et prioriser leurs besoins de fluidification des stocks d’affaires.
Elles peuvent tout aussi légitimement chercher à améliorer leurs conditions de travail.
D’un autre côté les avocats, pleinement dans leur rôle de défenseurs des libertés, peuvent tout aussi légitimement chercher à préserver un périmètre le plus large possible des choix d’interaction avec les applicatifs, ou plus prosaïquement, travailler à intégrer dans le fonctionnement de leurs cabinets les transferts de charges qui résultent de cette transformation numérique.
Cette confrontation de besoins parfois contradictoires impose pour sa résolution une reconnaissance sincère du rôle de chacun dans le processus judiciaire.
Les avocats sont en effet conscients des difficultés subies par les juridictions à raison du manque récurrent de moyens, qu’ils subissent par répercussion et les justiciables avec eux, en dépit des augmentations historiques du budget de la justice.
Leur empathie est donc acquise aux magistrats et aux greffiers.
Ces derniers, légalistes par culture, reconnaissent en retour l’impossibilité d’amender, retrancher ou compléter par voie de convention les règles du code de procédure civile ; de même, réfléchis en dehors du contexte de l’audience, les droits de la défense sont bien mieux compris dans leur nature même, et la diversité de leur exercice est mieux admise.
L’accord émerge en général de la capacité des parties à discerner, reconnaitre et respecter pleinement le rôle de chacun.
Et de la qualité de cette reconnaissance mutuelle dépendra la performance des modalités organisationnelles adoptées.
Au terme de ce processus de concertation, magistrats, avocats et greffiers ont en outre enrichi leur capacité à se comprendre sans être complice, à se reconnaitre pleinement sans connivence ni compromission, ce qui améliore leur capacité à appréhender les difficultés de l’audience, et la qualité de leur relation dans son ensemble.
3. Une convergence avec un besoin identifié et partagé
Entre la nature même de l’audience qui est un lieu de tension, les missions propres à chacun de ses acteurs, la distanciation entre les professions engendrée par l’évolution des organisations des palais et de leurs normes d’accès, ou encore les effets persistants du manque de moyens, ce sont les relations entre magistrats, avocats, greffiers, déjà complexes par essence, qui se sont distendues.
Pour faire face à cette dégradation contre-productive, les initiatives se sont multipliées, qui visent à recréer des lieux d’échanges et de rencontres permettant de croiser les regards et les analyses de plusieurs déontologies distinctes concourant à une œuvre commune, sur la base de valeurs partagées qui irriguent les principes fondamentaux du procès.
Des initiatives nationales se sont faites jour telles l’organisation d’un premier colloque sur l’éthique de la relation judiciaire à l’initiative conjointe du CNB et de l’ENM pérennisé sous forme d’assises avocats/magistrats/greffiers/personnels de greffe[9], ou la constitution du comité consultatif conjoint de la déontologie de la relation magistrats avocats sous l’impulsion de la Cour de cassation[10].
Mais l’éthique et la déontologie de la relation entre les magistrats, les avocats, les greffiers et les personnels de greffe sont des sujets éminemment opérationnels, qui nécessitent des relais au sein même des juridictions pour être travaillés à ce niveau en priorité.
Cette relation est en effet très vivante, elle implique les magistrats, avocats et greffiers quotidiennement sur le terrain.
Or précisément, les comités de suivi du déploiement de la communication électronique procédurale constituent des maillons pertinents au travail de cette relation.
Sous couvert du traitement de simples modalités organisationnelles des échanges électroniques, ces comités sont naturellement amenés à aborder ces questions, et pourraient envisager d’étendre leurs travaux à des sujets immédiatement limitrophes, telle la valorisation de l’instruction des dossiers en matière civile autour du juge de la mise en état, ou le réaménagement des audiences pour rendre celles-ci plus utiles tant aux magistrats qu’aux avocats.
Faire monter en puissance ces comités de suivi pourrait en outre contribuer à favoriser la conduite du changement en matière de transformation numérique, injustement associée à la distanciation des relations entre les praticiens judiciaires, en l’associant au contraire plus étroitement à la revalorisation de la relation entre les magistrats, les avocats et les greffiers.
Enfin, elle donnerait l’occasion de mieux structurer la réflexion d’ensemble et d’améliorer la fluidité des échanges entre les acteurs de la justice du quotidien au sein des juridictions de différents degrés, en lien avec les organes nationaux.
S’agissant de la transformation numérique, les différentes instances de pilotage et de suivi de la mise en œuvre du PTN devraient intégrer en leur sein des représentations directes des utilisateurs finaux sur le terrain, internes et externes au ministère de la justice.
S’agissant de l’éthique et de la déontologie des relations entre les magistrats, les avocats et les greffiers, le travail de concertation mené sur le terrain pour le déploiement de la communication électronique procédurale constitue une source de réflexion utile et bien plus riche qu’il n’y parait.
Les chantiers de la transformation numérique de la justice intègrent nécessairement les réflexions sur le déroulement du procès et les interactions entre ses acteurs.
Ils constituent donc des occasions privilégiées procurées à ces derniers de se rappeler mutuellement leurs rôles fondamentaux respectifs et de revaloriser leurs relations.
Les comités de suivi mis en place dans les juridictions pour accompagner le déploiement de la communication électronique procédurale méritent donc d’être mieux structurés et mieux exploités pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des espaces de rencontres privilégiés participant à la fois à la conduite du changement induite par le PTN, mais aussi à la revalorisation du lien entre les partenaires de justice, tenus de se recentrer sur leur rôle fondamental, tout en développant une écoute élargie à celui de l’autre.
[1] Le plan de continuité d’activité des juridictions judiciaires pendant la crise sanitaire liée à l’épidémie de covid 19 – mai 2021 page 93
[2] Les enjeux structurels pour la France, améliorer la gestion du service public de la justice – cour des comptes – octobre 2021
[3] Chantiers de la justice – transformation numérique – Jean François Beynel et Didier Casas – 2018
[4] Georges Teboul – Les relations magistrats/avocats : conflit ou apaisement ? – Dalloz actualité 01 octobre 2020 – Rapport de la mission sur l’avenir de la profession d’avocat dit Perben – juillet 2020
[5] LOI n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle – article 22
[6]https://www.cnb.avocat.fr/fr/actualites/au-civil-comme-au-penal-deux-conventions-pour-faciliter-les-echanges-entre-les-juridictions-et-les
[7] Cass. 2e civ., 26 sept. 2019, n° 18-14.708, P+B+I : JurisData n° 2019-016496
[8] Requête no 15567/20 Xavier LUCAS contre la France introduite le 17 mars 2020 http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-208718
[9] https://fr.zone-secure.net/109394/1434634/#page=13
[10] https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2021/05/26/reunion-du-conseil-consultatif-conjoint-de-deontologie-de-la